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Résister à la pression de rendre le jeu « productif »

Updated: May 19, 2023

Écrit par Hannah Beach (1er avril 2021)

Traduit par Nathalie Malo


Ce fut la relâche de mon fils et il disposait de deux merveilleuses semaines de congés scolaires. Cette période a été particulièrement intéressante pour moi puisqu’elle m’a permis de constater à quel point les valeurs priorisées par notre culture courante, soit celles qui sont axées sur « la production et les résultats », se sont imprégnées en moi. Or, je me suis rendue compte que je devais, de nouveau, m’en tenir à ce que je sais pertinemment être la vérité, à savoir que le jeu libre est primordial. De fait, il est absolument indispensable à la santé émotionnelle et au bien-être des êtres humains.


Et pourtant, je suis consciente de ce constat, j’en parle publiquement, j’écris sur ce sujet et je défends les attributs du jeu dans le domaine de l’éducation. Par ailleurs, nous sommes très soucieux de réserver des moments qui sont destinés au jeu libre dans le contexte de notre vie familiale. Toutefois, lors de la relâche, j’ai remarqué qu’un sentiment de pression s’est infiltré en moi. Il s’agissait plus particulièrement d’une sensation désagréable et oppressante qui a commencé à m’envahir. Et soudainement, je me suis trouvée aux prises avec cette question :«Est-ce que je devrais en faire plus?».

Permettez-moi de prendre un peu de recul et de vous expliquer adéquatement où je veux en venir avec de tels propos.

J’ai trois enfants, dont deux sont adultes et vivent leur vie de façon autonome. Mon fils cadet est âgé de douze ans et il demeure toujours à la maison avec nous. De plus, il passe de nombreuses heures par jour à jouer. Cependant, alors qu’il entame la phase de l’adolescence, son style de jeu est en train de changer. En fait, il avait l’habitude de s’adonner à des jeux plus imaginatifs, et désormais, il est attiré par des activités qui se caractérisent par des heures de lecture, du piano de style libre ainsi que des jeux dans la rue en compagnie des enfants qui résident dans notre quartier.


Néanmoins, au cours de la relâche il a trouvé un projet où investir son temps, qui, je dois le reconnaître, est de taille considérable. Ses trois amis du quartier et lui ont eu l’idée de construire un fort dans le boisé qui est situé près de notre domicile. En effet, leur excitation était perceptible et ils ont passé presque une journée entière à transporter divers objets à l’extérieur. À la fin de chaque journée, mon fils revenait à la maison avec des joues roses, des mains froides, et spécialement ravi de tout ce qu’il avait réussi à accomplir avec ses camarades. Le lundi, ses amis et lui ont rangé leur déjeuner et leurs collations dans leur sac à dos, et ils se sont dirigés vers leur fort pour la journée. Or, mon fils n’est revenu qu’une seule fois à la maison afin de se réapprovisionner rapidement en nourriture et pour utiliser les toilettes, et ensuite, il n’est pas réapparu avant 18 heures! À son retour, il m’a mentionné avec enthousiasme ceci : « Tu ne peux pas imaginer à quel point c’est génial et quel magnifique endroit nous avons! Peux-tu croire que nous avons découvert un crâne de chèvre! »


Dans la soirée, alors que mon mari et moi prenions le thé et que nous discutions de notre journée, nous nous sommes mis à parler du fait que nous trouvions que c’était formidable de voir à quel point notre fils éprouvait tellement de plaisir à s’impliquer dans ce projet. J’ai donc demandé à mon époux s’il pensait que ce serait une bonne idée que j’achète du matériel pour mon fils et ses amis? Est-ce que nous devrions aider notre fils d’une quelconque façon? Peut-être que je devrais lui acheter du bois et des clous afin de lui permettre de bâtir un fort qui est de qualité supérieure?


Mon époux sensé m’a répondu gentiment ce qui suit :

« Hannah, il est tellement investi dans ce projet tel qu’il est. Il se réveille chaque matin en se dépêchant pour s’y rendre, et il ne nous a pas demandé de lui acheter du matériel. Les enfants s’amusent à dénicher tout ce qu’ils peuvent trouver et ils font preuve de créativité. Donc, en lui suggérant qu’il a besoin de « véritables matériaux », nous pourrions lui donner l’impression que ce projet n’est pas le sien. De plus, sa créativité risque d’être soumise à la perspective d’un adulte, ce qui l’amènera alors à se concentrer uniquement sur « l’amélioration » de son fort plutôt que sur l’aspect ludique qui le caractérise. S’il nous demande de lui procurer quelque chose, nous pouvons donc y penser. Par contre, il est important que nous ne prenions pas le contrôle parce que les enfants sont excités par les rebuts qu’ils ont trouvés et qu’ils aiment le fort tel quel. Il serait donc préférable de ne pas lui imposer notre conception d’adulte de « meilleur » au sein de son monde imaginaire. Ensuite, mon mari a ajouté en riant : « Tu sais que tu m’as appris tout ça, et que c’est toi qui as initié toutes ces conversations quand les enfants étaient petits. Qu’est-ce qui ne va pas? ».

Ce qui ne va pas, c’est le fait qu’il semble que je ne sois pas immunisée contre les valeurs véhiculées dans notre culture, et que je nécessitais ce petit rappel pour m’en souvenir.


Par ailleurs, je n’ai aucunement besoin de rendre ce fort « meilleur » et de m’introduire dans le jeu de mon fils, avec un point de vue d’adulte sur ce à quoi un « beau » fort devrait correspondre. En agissant de la sorte, j’aurais pu, par inadvertance (bien qu’en ayant les meilleures intentions du monde), transformer le « jeu » de mon enfant en « travail ».


Le jeu libre de nos enfants ne requiert pas notre contribution. En fait, il doit être exempt de notre participation et de nos commentaires.

Il convient de préciser que le jeu libre constitue un espace qui est sacré. En outre, il équivaut au récipient dans lequel l’apprentissage, la croissance, les sentiments et la découverte peuvent s’épanouir. Il s’agit également de l’endroit où les idées d’un enfant peuvent mûrir en toute sécurité. Dans le cadre du jeu, les enfants peuvent construire ou faire écrouler des choses à maintes reprises, et ce, tout en leur permettant de s’exercer à être frustrés sans avoir à subir les conséquences et les répercussions de la vie réelle. En effet, les enfants assimilent leur existence au moyen du jeu. D’ailleurs, c’est à ce moment précis qu’ils peuvent attribuer un sens à leur univers, qu’ils sont aptes à extérioriser leur frustration et leur anxiété, et qu’ils comprennent leurs expériences sans qu’elles ne leur semblent menaçantes ou bouleversantes.


En tant que tel, le jeu n’est certainement pas un « luxe », mais bel et bien une composante qui est indispensable dans la vie de nos enfants. En réalité, il exerce le rôle d’une soupape de sûreté, d’un terrain de préparation à la vie, et il aide les enfants à se connaître d’une manière qui ne peut aucunement être enseignée.

Et pourtant, je connaissais tous ces principes puisque je les enseigne! Mais malheureusement, moi aussi, j’évolue au sein d’une culture qui nous bouscule. À vrai dire, lorsque la norme est de faire mieux, plus vite, d'être plus occupé, de se refaire une beauté et de tout rénover, il peut être difficile de faire confiance à la Nature et de s'en tenir à ce qui est réellement sain. Toutefois, il faut ajouter que ce n’est pas parce qu’une tendance est courante qu’elle s’avère normale ou bénéfique.


Je suis reconnaissante pour le rappel de la relâche, soit de laisser simplement le jeu montrer sa vraie nature ainsi que de préserver cet espace qui est sans prétention pour le déploiement du potentiel humain. En vérité, je n’ai pas besoin de l’améliorer ou d’essayer de le rendre plus « productif ». Néanmoins, je peux tout simplement être reconnaissante, prendre du recul et observer avec émerveillement la façon avec laquelle le jeu libre se charge de faire grandir nos enfants de l’intérieur vers l’extérieur.

Cordialement,

Hannah


Tous droits réservés Hannah Beach, 2021©


Hannah Beach est une éducatrice, auteure et conférencière primée. En 2017, elle a été reconnue par la Commission canadienne des droits de la personne comme l'un des cinq principaux acteurs du changement au Canada. Elle est coauteure de Reclaiming Our Students: Why Children Are More Anxious, Aggressive, and Shut Down Than Never — And What We Can Do About It (publié en avril 2020).


Elle offre des services de développement professionnel à travers le pays et fournit des conseils en santé émotionnelle aux écoles.


Trouvez-la en ligne à l'adresse suivante:

https://hannahbeach.ca/


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